Emmanuel Demarcy-Mota : “L’artiste a une responsabilité”
Depuis le confinement, le directeur du Théâtre de la Ville, qui dirige aussi le Festival d’Automne, n’a cessé, avec les comédiens de la troupe, de multiplier les actions en faveur des publics, comme s’il fallait réinventer un théâtre plus solidaire en ces temps de crise sanitaire. À l’heure de la COVID-19, le théâtre se marie avec les sciences humaines et la culture doit avancer en première ligne, sans laisser tomber personne. Rencontre.
Que signifie un théâtre solidaire pour temps de crise sanitaire ?
Actuellement, il existe un risque réel de sélection contre laquelle le théâtre a lutté durant un siècle. Face à un virus, on voit des personnes âgées qui viennent moins au théâtre, des élèves, des enfants, des étudiants qui perdent le chemin du théâtre. Mais on voit aussi des artistes qui cessent de travailler et un acteur qui ne joue pas, un danseur qui ne danse pas, ne sont plus acteur ou danseur. Car ce n’est pas un métier comme les autres mais un métier pour les autres. Au moment où la crise arrive, c’est le moment où ce que nous faisons prend le plus de sens, où la clarté est nécessaire, où les décisions doivent être prises rapidement et l’organisation entièrement revue. Des choix doivent être opérés. Pour moi, il était clair que dès le mois d’avril, alors que nous étions confinés, il fallait organiser une autre capacité à travailler dans cette situation d’isolement. Cet isolement est une situation inédite, que nul ne pouvait prédire. Une expérience collective que chacun a vécue individuellement, et c’est bien là le paradoxe. Quatre milliards de personnes se sont retrouvées confinées ensemble sans pouvoir se voir. C’est une épreuve morale et physique totalement nouvelle et qui va avoir des conséquences. Passé le moment de sidération, est venu le moment de l’action, de l’organisation, avec pour guide la créativité, l’imagination. Camus disait “Ni peur, ni haine.” Il s’agit de lutter contre la haine, la défiance face à la parole publique, politique.
Vous invitez dans votre programmation des scientifiques. Pourquoi les unir aux artistes ?
Notre responsabilité, pour moi et d’autres responsables culturels, est de réunir nos forces, et surtout celles des plus fragiles. En chacune et en chacun il y a des forces, une capacité à se réinventer et à échapper à l’anxiété. Nous avons eu à assumer une réflexion générale et nous avons créé cette alliance entre la santé et la culture. Pas question de séparer la culture des arts et la culture scientifique : la culture est un ensemble de faisceaux qui doivent se mettre en dialogue. La première chose que l’on a mis en place, c’est une alliance entre la science et les arts. Cette alliance a été renforcée par des personnalités, l’astrophysicien Jean Audouze, d’une neuro-chirurgienne Carine Karachi, d’un neurologue David Grabli, d’une spécialiste des soins palliatifs Michèle Lévy-Soussan, autant de personnalités engagées à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière dans le soin mais aussi la curiosité. Cette curiosité est notre moteur principal, celui qui doit nous aider à combattre les certitudes, les dogmatismes. L’art et la science comme point d’équilibre entre les savoirs et la curiosité.
Comment, justement, aider les plus fragiles ?
Les plus fragiles, ce sont aussi les intermittents. Nous avons engagé plus de 90 comédiens pour le projet des conversations poétiques. Ils ont tous pris le temps de l’écoute, car bien que les théâtres étaient fermés, les comédiens pouvaient encore écouter les autres. C’est une troupe de l’imaginaire, encadrée par les médecins, biologistes, physiciens, eux-mêmes à l’écoute et dans une grande souffrance morale. Ce sont ces situations hors-normes exigeant une grande écoute, qui doivent nous pousser à inventer de nouvelles formes de solidarité. Il faut se préparer dès maintenant aux prochaines périodes de crise, se soutenir, pour affronter des situations pour lesquelles nous ne sommes pas psychiquement préparés. Nous devons soutenir les médecins, les infirmiers et les infirmières qui sont en première ligne. Ce n’est pas seulement une question économique. Il faut reconstruire aussi un imaginaire collectif. C’est l’objectif de ces consultations poétiques mises en place le 11 mai, qui sont devenues des consultations scientifiques, car les artistes et les médecins sont pareillement engagés au téléphone pour écouter des personnes. Vingt langues sont pratiquées aujourd’hui. Des langues originaires d’Asie, mais aussi du Proche et Moyen-Orient, autant de langues réunies autour de la poésie : le langage le plus inutile, mais aussi le plus commun. Il y a de la poésie dans chaque être, mais aussi autour de chaque arbre.
Comment cela se passe ?
Concrètement, chacun peut s’inscrire sur le site du Théâtre de la Ville, que vous habitiez à Athènes, à Dakar, Tel-Aviv ou Ouagadougou. Nous prenions durant le confinement jusqu’à 150 appels par jour. Puis, un comédien vous rappelle à une heure fixée. “Ou êtes-vous ? Que voyez-vous de votre fenêtre ?” autant de questions qui permettent à la personne de se laisser aller, durant vingt minutes, dans l’expression d’elle-même. À partir de ces paroles échangées, l’acteur choisit un poème qu’il propose de mettre en résonance. L’idée est de s’adresser à un être humain, un individu. À ce jour, nous en sommes à 8200 consultations depuis début avril. Ces conversations sont aussi retranscrites dans des récits que les comédiens lisent sur la scène. Tenir parole est devenu ainsi un rituel de notre saison pour parler d’humanité.
Et la question de l’argent ?
Cela n’a rien à voir avec une question économique. Nous avons donné des cachets modestes aux intermittents, en réorganisant notre budget de fonctionnement. Celui de la communication, des affiches, des frais divers, est passé durant le printemps et l’été dans la rubrique des cachets aux comédiens. On supprime tout ce qui était notre quotidien en se mettant en mode crise. Mais les acteurs doivent continuer à travailler et à être payés. On ne peut pas faire travailler bénévolement les artistes. Les institutions ont les moyens. Je suis très fier d’avoir pu faire travailler, même à distance, les artistes. On nous parle des bienfaits du télétravail, mais beaucoup de gens n’y ont pas accès, ne peuvent pas télétravailler, et ce sont souvent les plus fragiles. On voit bien que le virus a un effet réel : celui de la destruction des plus fragiles. Je pense que toutes les institutions publiques, les hôpitaux, l’éducation, la culture, doivent être renforcées : elles sont au service de l’autre, elles œuvrent pour tout le monde. D’ailleurs, nous avons dû, le 14 mars dernier, déprogrammer 48 productions internationales, souvent dans un état de grande fragilité. Et bien leurs salaires ont été versés. Pas leur voyages et leurs frais d’hôtellerie, bien sûr, mais leur cachets ! Les spectacles étant annulés, il a fallu rembourser les billets des spectateurs. Certains ont refusé de se faire rembourser en devenant donateurs. Plus de 3000 personnes ont ainsi refusé d’être remboursées et ont même repris un abonnement ! Ce qui peut paraître étrange en cette période.
Le théâtre doit-il se renouveler, faire sa mue ?
C’est le sujet. Soyez humbles et considérons qu’il nous faut inventer le théâtre du XXI° siècle, et casser nos habitudes. Il nous faut nous remettre en question. Nous ne pouvons pas attendre que le virus passe pour nous remettre à fonctionner. Que signifie avoir 20 ans au XXI° siècle ? Alors que toutes nos institutions, dont le Théâtre de la Ville, sont nées au XX° siècle, après la Seconde Guerre mondiale, dans une quête collective de compréhension du monde et de partage. Je crois que le XXI° siècle commence en 2020, et que nous tournons une page de notre histoire. Nos institutions doivent donc évoluer, se transformer en fonction de notre connaissance du monde. Il ne s’agit pas de défendre nos institutions, mais de défendre une humanité mondialisée. Pour fonder, impulser un nouvel imaginaire, nous avons besoin d’acteurs qui viennent de tous les champs de la connaissances, dont les scientifiques. Ensemble, nous créerons de nouvelles solidarités pour pouvoir affronter cette période inédite de l’histoire. C’est ainsi que pour regagner les publics des publics âgés et les gens fragiles, nous doublons les représentations du samedi, alors que les comédiens ne seront rémunérés que sur un cachet et demi (au lieu de deux). J’ai moi-même supprimé deux créations prévues pour travailler sur des reprises. Et j’ai pu honorer 70% des honoraires aux compagnies qui ne pouvaient pas jouer. Nous restons chaque jour sur le qui vive car la situation des artistes, surtout étrangers, évolue quotidiennement. Les programmations du Théâtre de la Ville et du Festival d’Automne ont donc été revues. Mais on connaît les conséquences de la fermeture des frontières et du repli sur soi. Nous y sommes depuis six mois, et le risque serait qu’on s’y habitue. Il faut sans cesse se réinventer, creuser d’autres sillons pour inviter d’autres publics et d’autres pensées.
Hélène Kuttner
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